IRSST - Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail

Analyse du concept de marge de manœuvre en ergonomie du point de vue du contrôle de la motricité humaine

Résumé

Le concept de marge de manœuvre se définit comme la liberté dont dispose un travailleur pour élaborer différentes façons de travailler afin de répondre aux exigences de production, et ce, sans effet défavorable sur sa santé (Coutarel, Caroly, Vézina et Daniellou, 2015; St-Vincent et al., 2011). Une forte charge de travail jumelée à une faible latitude décisionnelle restreint l’élaboration des gestes et pourrait pénaliser ainsi la santé des opérateurs. Les connaissances actuelles des façons de faire des manutentionnaires, qu’ils soient experts ou non, ne nous permettent pas d’apprécier dans sa totalité l’ampleur de cette liberté lorsqu’un individu doit répéter un même geste et comment la maîtrise de cette gestuelle diffère entre manutentionnaires.

Sur la base de trois études précédentes (Corbeil, Plamondon, Teasdale, Handrigan, Ten Have et Manzerolle, 2013; Plamondon, Denis, Bellefeuille, et al., 2010; Plamondon, Denis, et al., 2012)regroupant 65 manutentionnaires (experts ou novices hommes, femmes, manutentionnaires en surplus de poids ou de poids santé), trois objectifs spécifiques ont été répondus : 1. Documenter les variations intra-individuelles de la signature gestuelle propre à chaque manutentionnaire (signature gestuelle) et les variations interindividuelles; 2. Comprendre la relation entre les différents modes opératoires et les chargements au dos en fonction de différents contextes;
3. Identifier, s’il y a lieu, des sous-groupes homogènes de participants définis selon le niveau de sollicitation des structures musculosquelettiques au dos et ses variations et caractériser leurs modes opératoires prévalents et les variations connexes.

La tâche de manutention consistait à empiler quatre caisses, une caisse par-dessus l’autre, en s’assurant que l’empilement des caisses (15 kg ou 23 kg) soit en équilibre, et ensuite déposer l’une après l’autre ces caisses sur un convoyeur.

Ce rapport de recherche a permis de :

  • Proposer une méthode pour définir la signature gestuelle permettant de caractériser la diversité motrice (choix des façons de faire) et la variabilité motrice (mouvement) adaptée à la manutention de charge;
  • Mesurer l’ampleur de la variabilité motrice d’une tâche séquentielle en manutention et préciser les effets des facteurs externes sur la variabilité motrice :
    • Effet Hauteur : La manutention de charge près du sol engendre, de manière générale, une réduction de la diversité des façons de faire et de la variabilité des mouvements. Les variations des chargements à L5/S1 ont augmenté au fur et à mesure que les charges manipulées se rapprochaient du sol.
    • Effet Masse : L’augmentation de la masse a entraîné une diminution de la variabilité motrice et de la diversité motrice, peu importe la hauteur de manipulation de la charge. L’effet Masse a de plus engendré une augmentation nette de la sollicitation relative des structures musculosquelettiques du bas du dos et de ses variations.
    • De manière globale, les experts hommes, ceux en surplus de poids et les manutentionnaires femmes se sont distingués de leurs comparses en adoptant des mouvements moins variables. Seuls les experts ont démontré une sélection de façons de faire plus constante lorsque comparés aux participants hommes novices.
    • Effet Expertise : Les chargements en asymétrie au dos des experts étaient 33% inférieurs à ceux des manutentionnaires novices lorsque les caisses étaient déposées au sol et les sollicitations musculo-squelettiques au dos étaient plus constantes chez les experts comparativement aux novices.
    • De grandes différences interindividuelles ont été observées au sein même des groupes de manutentionnaires.
    • Les différences interindividuelles, dues à l’hétérogénéité marquée des participants constituant chacun des groupes de manutentionnaires, masquent potentiellement des effets marquants au niveau des préférences opératoires et la minimisation de certains coûts musculosquelettiques au dos.
  • Identifier les coûts des différents modes opératoires et faire ressortir les dimensions du compromis :
    • Trois variables clés de la signature gestuelle sont fortement associées aux chargements au dos : Position des pieds, Posture du corps et Asymétrie.
    • Il n’y a pas de solution unique qui satisfait tous les critères de performance désirés : une phase de transition rapide, de faibles moments de force à L5/S1 en sagittal et en asymétrie, de faibles moments de forces aux genoux, et un faible cumul des chargements lombaires.
    • Les deux tendances (technique sécuritaire, mode de transition directe) illustrent bien la notion du compromis : quand un risque est diminué, un autre est augmenté.
    • Il existe toutefois des façons de faire plus performantes que d’autres.
  • Décortiquer la relation entre la variabilité motrice et les sollicitations musculosquelettiques au dos (coût lié à la préservation de la santé) :
    • Proposition d’un modèle de classification selon les coûts initiaux au dos et ses variations qui sépare les participants qui présentent des hypo- des hypersollicitations au dos, et ceux qui varient peu leurs façons de faire (Repeaters) de ceux qui varient plus leur façon de faire d’une répétition à une autre (Replacers).
    • On y retrouve neuf paramètres discriminants qui se marient bien avec certaines règles d’action (alignement postural, bras de levier, équilibre, phase de transition) et qui intègrent les variations d’une répétition à une autre de la position et de l’orientation des pieds.
    • Quatre profils d’individus où l’on dénote certaines distinctions opératoires, mais au sein d’un même sous-groupe, on retrouve aussi des modes opératoires qui diffèrent parfois les uns des autres. Plusieurs des manutentionnaires experts se trouvent dans le groupe de participants qui présentent des hyposollicitations au dos et qui varient peu leurs façons de faire.

En situation de contraintes, la probabilité de sélectionner certaines façons de faire augmenterait substantiellement, écartant du coup d’autres solutions moins probables. Parmi l’ensemble des solutions motrices pour accomplir une tâche (à fort ou à faible risque), il y a toujours la possibilité qu’un travailleur puisse exécuter un mode opératoire à fort coût, par exemple qui occasionnerait un niveau très élevé de sollicitations mécaniques au dos. S’ajoute à cela le fait que chaque solution n’aboutit pas nécessairement aux mêmes résultats. Des fluctuations ou de la variabilité sont présentes à tous les niveaux de contrôle du geste.

Le passage de la marge de manœuvre à la préservation de troubles musculosquelettiques doit nécessairement bifurquer sous les projecteurs de la dimension motrice de l’activité mise en œuvre par les travailleurs. On doit s’intéresser à comment les travailleurs s’y prennent pour réaliser le travail exigé et aux coûts engendrés par l’exécution de leurs façons de faire. La diversité/variabilité motrice est un trait individuel. Il faut nécessairement individualiser nos approches préventives et comprendre davantage cette individualisation.

Informations complémentaires

Catégorie : Rapport de recherche
Auteur(s) :
  • Philippe Corbeil
  • André Plamondon
  • Denis Denys
Projet de recherche : 2014-0044
Mis en ligne le : 23 février 2022
Format : Texte