Résumé L’incapacité au travail en raison de troubles musculosquelettiques (TMS) ou mentaux courants (TMC) affecte une portion importante de travailleurs et génère des coûts substantiels. La mise en œuvre de modalités de retour progressif au travail (RPAT) constitue un moyen efficace pour favoriser le retour et le maintien au travail des travailleurs concernés. Le Guide d’évaluation de la marge de manœuvre (GEMM) et l’Outil de retour progressif au travail (ORPAT) constituent des outils pertinents pour soutenir la pratique des professionnels de la santé et des milieux de travail à cet égard. Toutefois, leur utilisation dans la pratique demeure peu répandue et limitée aux TMS. De plus, ces outils ne tiennent pas compte des enjeux émergeant des récents changements sociodémographiques de la main-d’œuvre. Afin de poursuivre le développement de ces outils, cette étude visait plus spécifiquement à : 1) accroître la portée du GEMM et de l’ORPAT aux personnes présentant des TMC en produisant des versions transdiagnostiques; 2) adapter ces versions transdiagnostiques pour les rendre sensibles à l’âge avancé, au genre et au groupe ethnoculturel des travailleurs; 3) décrire l’applicabilité perçue de l’ORPAT dans le contexte de la CNESST. Pour l’objectif 1, une technique structurée de recherche d’information et de consensus (TRIAGE) a été utilisée auprès de deux groupes d’experts composés d’ergothérapeutes (n=11; n=8). Les participants ont d’abord répondu individuellement à un questionnaire évaluant la suffisance, la clarté et l’applicabilité des adaptations proposées par l’équipe de recherche dans le GEMM et l’ORPAT pour les rendre transdiagnostiques. Les éléments pour lesquels le degré d’accord demeurait insuffisant (< 80 %) ont ensuite été discutés en groupe. Pour le GEMM, deux énoncés du questionnaire n’ayant pas obtenu un degré d’accord suffisant ont nécessité la discussion de 18 propositions de modifications. Les consensus établis au fil de ces discussions concernaient principalement l’ajout de moyens et possibilités d’intervention pour accroître la marge de manœuvre thérapeutique ainsi que d’indicateurs mesurant les effets des interventions sur la santé et la production. Pour l’ORPAT, quatre énoncés ayant obtenu un niveau d’accord insuffisant se sont traduits par neuf propositions à discuter. Les adaptations ayant fait consensus consistaient principalement à clarifier et bonifier les exemples de moyens permettant d’augmenter la marge de manœuvre. L’objectif 2 a été réalisé en trois temps. D’abord, six experts de contenu ont participé à des entretiens afin d’identifier les adaptations à faire à l’ORPAT transdiagnostique pour lui permettre de tenir compte des enjeux liés à l’âge, au genre et au fait d’être issu d’un groupe ethnoculturel minoritaire. L’analyse par questionnement analytique de ces entrevues a fait ressortir un consensus clair concernant la nécessité de ne pas référer explicitement à la caractéristique ciblée, pour ne pas alimenter les stéréotypes et les risques de stigmatisation. Les participants ont également énoncé neuf considérations spécifiques que l’équipe de recherche a traduites en 12 adaptations concernant 1) les enjeux et difficultés à considérer ; 2) les comportements et attitudes de communication à adopter pour identifier ces enjeux et difficultés ; 3) les aménagements de travail à mettre en place pour répondre aux difficultés identifiées ; 4) le suivi à réaliser au cours du processus de RPAT. L’équipe de recherche s’est également inspirée des considérations d’experts pour réaliser certaines adaptations dans les grilles d’évaluation du GEMM et dans la formation préalable à leur utilisation. Un questionnaire portant sur la clarté et la faisabilité des adaptations réalisées à l’ORPAT a ensuite été soumis à huit ergothérapeutes experts. Seulement deux adaptations n’ont pas obtenu un niveau d’accord suffisant concernant leur faisabilité. Sept modifications ont néanmoins été faites pour répondre à certaines préoccupations explicitement énoncées par les participants. Une version de l’ORPAT intégrant ces adaptations a ensuite été soumise à 23 représentants des milieux de travail, qui se sont prononcés sur son utilisabilité dans le cadre d’entretiens individuels. Les résultats de l’analyse par questionnement analytique de ces entretiens indiquent qu’une grande majorité d’entre eux envisage d’utiliser concrètement l’outil dans le cadre de retour au travail à la suite d’une absence de longue durée et lui attribue une bonne utilisabilité auprès des populations de travailleurs ciblées. Ceci semble lié aux avantages qu’ils anticipent tirer de l’utilisation de l’outil dont 1) l’uniformisation de la démarche; 2) la délégation des tâches; 3) la structuration de la communication; 4. la documentation des actions entreprises; 5) la stimulation de l’engagement du travailleur; 6) la compréhension commune et la légitimation du RPAT dans l’organisation. Ces bénéfices anticipés s’appuient sur la simplicité, la clarté, la concision, l’exhaustivité et la capacité structurante qu’ils perçoivent à l’ORPAT. Selon certains participants, des contraintes organisationnelles pourraient cependant en limiter l'implantation. Quelques préoccupations concernant les exemples de moyens pour augmenter la marge de manœuvre et l’échelle de confiance employée dans la grille d’évaluation ont également été émises. Les deux outils supporteront à la fois les professionnels de la santé œuvrant en réadaptation et les milieux de travail. Leur utilisabilité démontrée dans le contexte de grandes entreprises reste toutefois à préciser pour les petites et moyennes entreprises ainsi que pour la CNESST. Pour l’objectif 3, trois entretiens de groupe ont été réalisés auprès d’intervenants experts à la CNESST afin de documenter leur perception de l’utilisabilité de l’outil. Les résultats découlant de l’analyse des synthèses écrites de ces entretiens révèlent des préoccupations concernant 1) la population ciblée; 2) le rôle réservé aux parties prenantes impliquées; 3) les trajectoires de soins et de retour au travail dans le cadre desquelles il peut être utilisé; 4) la compatibilité avec les mesures de réintégration au travail prévues par la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (LMRSST). Cette étude a permis d'adapter le GEMM et l'ORPAT afin qu'ils répondent mieux aux profils des problèmes de santé qui entrainent le plus d’absence au travail tout en tenant compte, de manière inclusive et non stigmatisante, des enjeux émergeant des récents changements en regard des caractéristiques sociodémographiques de la main-d’œuvre.