Résumé La Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) est chargée de la gestion du régime québécois de la santé et sécurité du travail (SST). Elle a pour fonctions, notamment l’élaboration, la proposition et la mise en œuvre des politiques dans le domaine de la SST en vue de protéger les travailleurs et d’assurer une meilleure qualité des milieux de travail. À ce titre, la CNESST diligente systématiquement une enquête lorsque survient un accident du travail mortel ou grave à l’exception des accidents de la route et ceux concernant les travailleurs des entreprises de compétence fédérale. Les connaissances générées au terme des enquêtes sont transférées aux organisations concernées pour qu’elles apportent des corrections aux situations dangereuses à l’origine des accidents enregistrés. Ce processus revêt les caractéristiques d’un transfert interorganisationnel de connaissances, c’est-à-dire un processus d'échange dyadique dans lequel une source (la CNESST) transmet des connaissances disponibles pour être apprises et appliquées par un récepteur (les entreprises ayant fait l’objet d’enquête). Ce transfert interorganisationnel de connaissances s’effectue au moyen de rapports articulés autour de quatre parties : la présentation des faits accidentels, la description des conséquences qui en ont résulté, l'analyse des causes à l’origine de l'accident et la formulation d’un certain nombre d’exigences en vue d’apporter des corrections aux situations dangereuses. Le transfert interorganisationnel de connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves s’inscrit dans une dynamique de résolution de problèmes. Sa finalité est de permettre aux entreprises réceptrices de rendre leurs situations de travail sécuritaires et conformes à la législation sur la SST. Par contre, les modèles habituels de transfert interorganisationnel de connaissances ont pour finalité d’apporter de nouvelles connaissances aux organisations réceptrices pour leur permettre d’accroître leurs capacités d’innovation et, subséquemment, leur compétitivité. De plus, le transfert interorganisationnel de connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves se distingue des modèles habituels de transfert interorganisationnel de connaissances sur un autre point : la décision de participer au processus de transfert. En effet, dans le cas des modèles habituels de transfert interorganisationnel de connaissances, les organisations réceptrices décident de l’opportunité de bénéficier de connaissances qui leur seraient utiles (libre choix) et les mécanismes de transfert s’opèrent dans une dynamique interactive et collaborative avec les organisations émettrices (libre implication). Par contre, dans le cas du transfert interorganisationnel de connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves, les organisations réceptrices sont assujetties à une double contrainte légale : a) obligation de collaborer à l’enquête, c’est-à-dire à la mise au point des connaissances à transférer; b) obligation d’appliquer les connaissances reçues de manière à ce que l'organisation du travail, les équipements, les méthodes et les techniques utilisés soient sécuritaires. En dépit de leur importance, il y a une absence de données sur les mécanismes à travers lesquels s’effectue le transfert interorganisationnel de connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves. Il en est de même concernant les processus internes par lesquels les organisations réceptrices appliquent les connaissances reçues compte tenu des contraintes légales qui pèsent sur elles (obligation de collaborer et obligation d’appliquer). On ne sait pas, non plus, l’influence que pourrait avoir l’application des connaissances transférées sur la prise en charge de la santé et de la sécurité au travail, d’où la nécessité de produire de nouvelles connaissances pour tenter d’apporter un éclairage sur ces points jusqu’ici peu ou pas du tout traitée dans la littérature. Un devis de recherche descriptive corrélationnelle est utilisé pour, d’une part, explorer et décrire les relations d’association possibles entre les différents éléments qui caractérisent ce processus de transfert et d’autre part, à expliquer ces éventuelles relations. Cette étude exploratoire a ciblé toutes les entreprises ayant fait l’objet d’une enquête, de la part de la CNESST, suite à un accident du travail grave ou mortel survenu entre 2013 et 2017. Elles sont, finalement, 97 entreprises à accepter de recevoir le questionnaire en ligne, sans engagement de donner une suite. L’instrument de collecte de données utilisé est un questionnaire en ligne supporté par le logiciel LimeSurvey. Les données recueillies sont, par la suite, téléchargées et exportées pour les traiter. Pour l’analyse des résultats obtenus, outre les statistiques descriptives, le coefficient Gamma (γ) de Goodman et Kruskal (1954) est utilisé pour cerner les éventuelles relations d’association entre les différents éléments caractérisant le processus de transfert. Les résultats obtenus ont permis de décrire les modalités pratiques et les processus par lesquels s’opère le transfert interorganisationnel de connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves. Ils ont permis de constater une grande implication de certaines organisations réceptrices dans le processus de mise au point des connaissances à transférer, mais aussi une large application des connaissances transférées. Les analyses effectuées apportent un éclairage inédit : les contraintes légales, qui pèsent sur les entreprises réceptrices, n’expliquent pas, à elles seules, ces niveaux élevés d’implication dans le processus et d’application des connaissances transférées. En effet, les résultats ont montré que ces niveaux élevés résultent aussi de plusieurs autres facteurs. Certains de ces facteurs sont externes (ouverture des enquêteurs, confiance en leur expertise, pertinence des connaissances transférées, etc.), tandis que d’autres sont internes aux organisations réceptrices (existence de capacités d’absorption leur permettant d’évaluer les connaissances externes, de se les approprier, de les adapter à leur contexte avant de les appliquer). En outre, les résultats ont permis de constater que l’application des connaissances transférées et la prise en charge de la SST sont positivement et fortement associées : lorsque le niveau d’application des connaissances transférées augmente, il est probable qu’il en soit de même pour la prise en charge de la SST. Au total, cette étude exploratoire a permis d’apporter un éclairage sur la façon dont les connaissances issues d’enquêtes d’accidents du travail mortels ou graves sont mises au point puis transférées aux entreprises concernées. Elle renseigne, également, sur la manière dont ces connaissances transférées sont reçues, adoptées, appropriées et appliquées par certaines entreprises. Les résultats obtenus sont utiles aux organes institutionnels de la recherche en SST et à différents acteurs de la prévention. Ils leur offrent un appréciable retour d’informations susceptibles d’améliorer les pratiques.