Résumé Il est reconnu que les femmes et les hommes ont des profils professionnels différents qui peuvent donc se traduire par des risques de maladie professionnelle différents. Pourtant, la plupart de nos connaissances actuelles sur les maladies professionnelles découlent d'études menées auprès des hommes. Or, les femmes représentent actuellement 48 % de la population active au Québec. La santé des femmes dans l’environnement de travail demeure un domaine sous-étudié et nous sommes particulièrement freinés par le manque de compréhension de l'impact du genre sur l'exposition en milieu de travail. Il a été démontré que l'attribution des tâches et les conditions de travail peuvent différer même lorsque les femmes et les hommes exercent les mêmes professions. Ces différences dans l'attribution des tâches peuvent se traduire par des expositions différentes aux produits chimiques toxiques, aux contraintes ergonomiques, aux risques d'accident et aux facteurs de stress psychosociaux. Alors que les différences biologiques entre les femmes et les hommes peuvent être un facteur causal sous-jacent dans l'étiologie des maladies, la prise en compte des différences de genre dans l'évaluation de l'exposition reste un défi dans la recherche sur la santé au travail en raison du manque d'outils existants qui tiennent compte de ces différences. Dans le contexte d'expositions survenues dans le passé ou sur une longue période, l'évaluation par des experts est supérieure aux expositions autodéclarées, car les experts peuvent tenir compte de la période d'exposition, des particularités locales, des processus de fabrication ou des matériaux utilisés, ainsi que des tâches particulières accomplies par le sujet. Néanmoins, l'évaluation par des experts reste coûteuse quant à la durée de travail des ressources et, par conséquent, plusieurs chercheurs éminents ont préconisé l'utilisation de matrices emploi exposition (JEM). En particulier, les JEM construites à partir de données dérivées d'évaluations d'experts ont été proposées comme une alternative rentable à l'évaluation par des experts. Une telle matrice, connue sous le nom de Canadian Job Exposure Matrix (CANJEM), a été créée par Jérôme Lavoué et Jack Siemiatycki à partir des informations sur l'exposition obtenues dans le cadre de quatre études cas-témoins menées à Montréal entre 1979 et 2004, qui ont porté sur plus de 12 000 sujets (plus de 30 000 emplois), où la majorité des sujets de l'étude étaient des hommes. L'amélioration des estimations de CANJEM concernant les expositions chimiques et physiques des femmes sur le lieu de travail était un objectif important de ce projet. À cette fin, une évaluation des histoires professionnelles des femmes (4 362 descriptions d’emploi) ayant participé à l'étude cas-témoins sur le cancer du sein à Montréal de 2008 à 2011, dirigée par Mark S. Goldberg et France Labrèche, a été effectuée par des experts. Une équipe de chimistes et d'hygiénistes industriels qualifiés a examiné les histoires professionnelles détaillées recueillies auprès des participantes à l’étude afin de leur attribuer des codes de profession et d'industrie normalisés et d'estimer les expositions pour chaque emploi exercé. En ajoutant ces données enrichies à CANJEM, notre étude visait à déterminer si les expositions professionnelles différaient entre les femmes et les hommes occupant les mêmes emplois. Afin d'évaluer les différences possibles en matière d'exposition, des JEM spécifiques au sexe ont été développées pour comparer la fréquence des professions et la prévalence des agents entre les sexes. Ensuite, la concordance entre chaque JEM des paramètres de la probabilité, de la fréquence, de l’intensité et de l’intensité d’exposition pondérée en fréquence a été calculée. Des modèles bayésiens hiérarchiques ont ensuite été créés pour estimer les différences notables entre les JEM spécifiques aux femmes et aux hommes en fonction de la probabilité d'exposition à un agent donné. Enfin, à partir de l'information enrichie contenue dans CANJEM, nous avons obtenu des estimations de la prévalence de l'exposition à 258 agents en milieu de travail chez les femmes de Montréal. En comparant les JEM spécifiques au sexe, la fréquence des professions diffère entre les sexes, que l'on examine toutes les professions de chaque JEM séparées ou les professions communes aux deux JEM. En outre, la prévalence des agents différait d'une JEM à l'autre, avec peu de chevauchements entre les agents les plus prévalents. Les professions communes aux femmes et aux hommes présentaient une concordance modérée quant à la probabilité, à la fréquence, à l'intensité et à l'intensité pondérée en fonction de la fréquence de l'exposition aux agents CANJEM. Les professions principalement occupées par des femmes étaient fréquemment exposées aux solvants organiques, aux agents de nettoyage et aux aldéhydes aliphatiques, alors que les professions principalement occupées par des hommes étaient fréquemment exposées aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP, de toute origine et du pétrole en particulier), aux solvants organiques et au monoxyde de carbone. À partir des analyses bayésiennes hiérarchiques, nous avons observé que les combinaisons agent-profession (en utilisant une résolution à 5 chiffres du code de la CITP-68, correspondant à la catégorie professionnelle) chez les hommes avaient des probabilités plus élevées d’exposition par rapport aux femmes au cours d’une même période (1933-2011). Parmi les professions couramment exercées, on a observé différents agents pour lesquels les femmes ou les hommes avaient des probabilités d'exposition plus élevées. Les femmes travaillant dans l’agriculture étaient plus susceptibles que les hommes d’être exposées à un plus grand nombre d’agents. Les femmes travaillant comme Ouvrière agricole avaient des probabilités d'exposition nettement plus élevées que les hommes à six agents, tandis que les hommes Ouvrier agricole avaient deux agents pour lesquels leurs probabilités d'exposition étaient plus élevées que celles des femmes. En comparaison, les hommes avaient des probabilités plus élevées d'être exposés à des agents lorsqu’ils exerçaient des professions telles que manoeuvres et vendeurs. Les hommes ayant le titre professionnel de Gestionnaire (commerce de détail) avaient des probabilités d'exposition significativement plus élevées pour 16 agents, contre trois qui étaient plus élevées chez les femmes. En général, les analyses des différences notables ont montré que les femmes avaient des probabilités plus élevées d'être exposées aux agents de nettoyage, à la poussière de tissu et à l'ozone, tandis que les hommes avaient des probabilités plus élevées d'être exposés aux HAP (de toute origine ou provenant du pétrole), au monoxyde de carbone et au plomb. L'une des principales lacunes limitant la compréhension des différences liées au genre en matière d'exposition professionnelle est le manque d'informations fiables sur les expositions subies par les femmes. À partir de CANJEM, enrichie par l'ajout d'un plus grand nombre de professions occupées par des femmes, les professions fréquemment occupées par les femmes montréalaises et les expositions prévalentes encourues en milieu de travail de 1933 à 2011 ont été identifiées. Les emplois les plus fréquemment occupés par les femmes se trouvaient dans les secteurs du textile et de la fabrication, et des soins de santé et des services; les solvants organiques, les agents de nettoyage et l'ozone étaient les agents auxquels les travailleuses étaient le plus souvent exposées. Il est intéressant de noter que les femmes montréalaises n'ont été exposées qu'à 196 agents CANJEM sur les 258 agents étudiés et que, par conséquent, 62 agents CANJEM n'ont été répertoriés dans aucune profession occupée par des femmes. Nos résultats contribueront à améliorer la capacité de CANJEM à évaluer les expositions des femmes en milieu de travail. Étant donné le peu de données disponibles sur la relation entre le sexe et/ou le genre et l'exposition, la validité de l'application des outils d'évaluation de l'exposition élaborés à partir d'informations recueillies auprès des hommes (ou principalement auprès des hommes) aux études chez les femmes est inconnue. Nos résultats s'ajoutent aux conclusions précédentes sur la ségrégation industrielle entre les femmes et les hommes, dans la mesure où l'on observe que les profils d'exposition peuvent également différer au sein d'un même groupe professionnel en raison des différences dans les tâches assignées. Compte tenu de ces différences d'exposition entre les femmes et les hommes selon les combinaisons d’agent-profession, il est évident que des efforts supplémentaires doivent être déployés pour intégrer les informations relatives à l'exposition des travailleuses dans les JEM et qu'une JEM féminine puisse être nécessaire pour estimer avec plus de précision les expositions dans certains milieux de travail. En définitive, il est clair que nous devons développer des outils grâce auxquels nous pouvons surveiller et informer de manière équitable la sécurité et la santé des travailleuses.