Résumé L’atteinte de troubles musculosquelettiques (TMS) parmi les travailleurs et travailleuses au Québec était récemment estimée à 732 000 cas (Stock et al., 2014). Ces TMS sont associés aux activités professionnelles impliquant des efforts physiques prolongés, intenses et/ou répétitifs, telles que des tâches d’assemblage, de manutention, d’aide à la personne ou encore de maintien de posture prolongée sur un poste de travail. Les membres supérieurs, qui représentaient 30,1 % des cas de TMS déclarés et acceptés au Québec de 1998 à 2007 (Michel et al., 2010), sont les plus touchés après le dos. Plus particulièrement, l’épaule figure comme l’articulation la plus affectée, représentant 46,5 % de ces lésions, dont 80 % sont des tendinites et des entorses (Duguay et al., 2012). Ces TMS entraînent le plus grand nombre de jours de travail perdus par années aux États-Unis (Statistics 2015, s. d.). Les femmes ainsi que les nouveaux employés ou les jeunes employés sont aussi plus à risque de développer un TMS à l’épaule (Breslin et Smith, 2005; Nordander et al., 2008; Treaster et Burr, 2004). Dans un contexte où les TMS à l’épaule deviennent une problématique réelle de santé publique et de santé des travailleurs, il paraît nécessaire d’avoir une meilleure compréhension de la biomécanique de l’épaule lors de tâches manuelles. Cela mènerait à des recommandations en santé-sécurité au travail pour réduire l’exposition aux risques de TMS à l’épaule. L’objectif général était d’analyser et comparer les techniques de manutention au niveau de l’épaule, entre les hommes et les femmes (étude 1), puis entre des manutentionnaires experts et novices (étude 2) du secteur de la distribution au moyen d’indicateurs synthétiques de risque. Plusieurs tâches de travail en manutention ont été simulées en laboratoire avec pour objectif de dégager des stratégies moins contraignantes pour l’épaule et d’évaluer des indicateurs synthétiques originaux quant à leur potentiel d’estimer les contraintes musculosquelettiques et ainsi de proposer des indicateurs d’exposition. Les participants recrutés ont effectué des déplacements de boîtes instrumentées de masses variées (6 kg, 8 kg, 12 kg), d’un point bas situé au niveau des hanches à un point haut situé au-dessus des épaules. Une analyse cinématique a été effectuée pour décrire les stratégies articulaires employées par les participants. Les résultats appuient la perspective d’une stratégie de contribution articulaire du membre supérieur spécifique au sexe lors d’une tâche de manutention. Avec une masse de 6 kg, les femmes utilisent davantage leur articulation glénohumérale que les hommes. Toutefois, avec une masse de 12 kg, les différences entre les sexes pour cette contribution articulaire sont dans la direction opposée, puisque l'articulation glénohumérale des hommes contribue plus que celle des femmes. La diminution de la contribution glénohumérale chez les femmes pour la masse plus élevée est compensée par les articulations du poignet et du coude. La plupart des différences rapportées sont présentes lors de la phase de dépôt, c’est-à-dire lorsque les bras sont au niveau des épaules et au-dessus. Les résultats suggèrent aussi la perspective d’une contribution articulaire spécifique à l’expertise pour les membres supérieurs durant une tâche de levage de boîte. Pendant la phase de tiré, les novices utilisent les articulations du poignet, du coude, de l’épaule et du tronc pour rapprocher leurs mains de la boîte et l’atteindre. Les experts, quant à eux, rapprochent leur corps entier de la boîte en impliquant leurs membres inférieurs pour limiter la contribution de l’ensemble du bras et maintenir le tronc en position neutre. Entre les phases du tiré et du levé, les deux groupes sollicitent principalement leurs poignets et leurs coudes tandis que l’épaule contribue à environ 30 % de la hauteur de la boîte. Les experts montrent une plus grande implication de l’ensemble sternoclaviculaire et acromioclaviculaire ce qui signifie que les experts stabilisent l’articulation plus efficacement au cours de cette transition. Entre les phases du levé et du dépôt, les deux groupes s’appuient sur une technique similaire où la flexion de l’épaule compte entre 55 % et 60 % de la hauteur atteinte par la boîte. Une analyse électromyographique (EMG) de dix muscles de la ceinture scapulaire et du bras a été réalisée. Cette mesure expérimentale EMG a permis d’identifier que les participants ont produit, comme attendu, plus d’activité musculaire pour soulever la boîte de 12 kg que pour soulever les boîtes de 6 kg ou 8 kg. L’augmentation de l’activité musculaire est plus importante au niveau des muscles moteurs (deltoïde antérieur, deltoïde latéral, pectoral, biceps brachial) que pour les muscles stabilisateurs (supraépineux, infraépineux, sous-scapulaire) et les muscles antagonistes (deltoïde postérieur, grand dorsal, triceps brachial). Une tendance similaire est observée concernant l’effet du sexe sur l’activité musculaire. Les femmes ont généré une plus grande activité musculaire des muscles moteurs et des muscles antagonistes que les hommes pour une charge absolue similaire. En effet, les femmes levant une boîte de 6 kg ont une activation musculaire semblable aux hommes soulevant la boîte de 12 kg, atteignant des niveaux d’activité jusqu'à 48 % de leur activation maximale dans le deltoïde antérieur. Ce résultat est conforme à plusieurs études mettant en évidence que la force maximale des femmes est de 30 à 60 % plus faible que celle des hommes pour les différents groupes musculaires des membres supérieurs (Douma et al., 2014; Faber et al., 2006; Harbo et al., 2012). Les résultats ne semblent pas être en faveur d’une différence d’activation musculaire entre les experts et les novices. Bien que les novices semblent avoir une activation musculaire supérieure à celle des experts dans la phase du levé, la distribution des activations au cours de la tâche est similaire entre les groupes. Une différence de stratégie impliquant une phase de tiré plus longue chez les experts proportionnellement au temps de la tâche, pourrait être à l’origine d’un déphasage d’activation musculaire entre les phases de levé et de dépôt des deux groupes, impliquant une différence statistique qui ne serait pas forcément présente physiquement. Enfin, un modèle musculosquelettique a été bâti pour estimer les forces internes appliquées aux articulations du membre supérieur lors d’un levé de boîte. Ce modèle est sensible aux variations de masse, de sexe et d’expertise, ainsi qu’aux différentes phases du mouvement. Comme anticipé, la somme des activations musculaires et la somme des forces musculaires sont plus élevées avec une masse de 12 kg qu’avec des masses de 6 kg et 8 kg, dans les différentes phases du mouvement. Les femmes, ainsi que les experts présentent des activations musculaires et des forces musculaires plus élevées que les hommes et les novices respectivement. Le temps relatif passé au-delà d’un ratio compression-cisaillement de dislocation à l’articulation glénohumérale est plus élevé avec une masse de 12 kg, mais aussi chez les femmes et chez les experts. Une recommandation qui peut être faite à partir de cette étude est qu’il est probablement plus sécuritaire d’approcher davantage la boîte du corps lors d’une tâche de manutention. Cette technique réduit le moment au niveau du bras et pourrait réduire la contrainte au niveau de l’épaule et du coude. Ce changement de cinématique pourrait aussi influencer les directions des forces musculaires, permettant ainsi une moindre activation pour une même stabilité. En plus de réduire le chargement sur la colonne vertébrale (Marras et al., 2006), cette technique pourrait aussi être un facteur important dans la réduction des blessures à l’épaule en limitant les forces lors des amplitudes de mouvement articulaires extrêmes.