Résumé L'ampleur actuelle de la morbidité et de la mortalité liées aux blessures professionnelles (c.-à-d. accidents du travail, troubles liés aux mouvements répétitifs) pèse lourd sur la productivité des travailleurs, des entreprises et de la société canadienne. Annuellement, les données révèlent qu'un Canadien sur quinze est blessé dans l'exercice de son travail, alors que les coûts économiques générés par les blessures professionnelles mortelles et non mortelles figurent parmi les principales causes contributives au fardeau économique de la maladie au Canada. Ainsi, malgré la présence de disparités importantes dans la distribution sociale des facteurs de risque liés aux blessures professionnelles, les connaissances actuelles n’ont pas permis à ce jour de vérifier et de départager la contribution relative de déterminants contextuels tels que la profession ou le secteur industriel de celle des facteurs individuels (par ex. : profil sociodémographique, style de vie, traits de personnalité, état de santé préexistant) et associés à l’environnement de travail immédiat (p.ex. : risques professionnels, nature du contrat de travail). Ces connaissances n’ont pas permis non plus d’établir la nature du rôle spécifique de l’état de santé mentale des travailleurs au regard de l’incidence des blessures professionnelles. Le but de cette recherche était double. Premièrement, elle cherchait à établir la contribution de la profession et du secteur industriel à l’explication des blessures professionnelles. Deuxièmement, elle visait à valider un modèle explicatif des blessures professionnelles, intégrant les déterminants individuels (c.-à-d. profil sociodémographique, style de vie, traits de personnalité, et conditions chroniques de santé), environnementaux (p. ex. : les facteurs du travail tels les risques professionnels et la nature du contrat de travail, ainsi que les facteurs hors travail tels le statut marital et parental), et contextuels (c.-à-d. profession, secteur industriel) des blessures professionnelles. Population. Les données proviennent des fichiers maîtres de deux bases de données produites par Statistique Canada : une enquête transversale, soit l'Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC; 2010) ainsi qu’une enquête longitudinale, soit l’Enquête nationale sur la santé de la population (ENSP; 1994-2010). La pertinence de recourir à ces bases de données aux fins de cette recherche tient du fait qu’elles documentent les déterminants sociaux de la santé de la population canadienne, incluant par le fait même une série de déterminants socioprofessionnels ainsi que d’indicateurs de blessures professionnelles. La santé mentale, évaluée ici comme médiateur potentiel de l’association entre les déterminants et les blessures professionnelles, est mesurée par un indicateur de détresse psychologique. Stratégie analytique. Le recours à ces deux bases de données suit une double logique. Premièrement, l’examen de l’ESCC 2010 permet d’établir la prévalence des blessures professionnelles par profession et par secteur industriel, ainsi que d’identifier les professions et les secteurs pour lesquels cette prévalence est supérieure à la moyenne nationale. Une fois les prévalences établies, des analyses multiniveaux reposant sur une structure hiérarchique où les travailleurs (niveau-1) sont associés à des professions (niveau-2), puis à des secteurs industriels (niveau-2), ont été effectuées afin de départager la contribution unique de la profession ainsi que du secteur industriel pour expliquer les blessures professionnelles, au-delà de leurs déterminants environnementaux (c.-à-d. facteurs du travail et hors travail) et individuels. Deuxièmement, l’examen de l’ENSP 1994-2010 permet de dégager les dynamiques causales des blessures professionnelles. Des analyses multiniveaux reposant cette fois sur une structure hiérarchique où les temps de mesure (niveau-1) sont nichés dans le niveau propre aux travailleurs (niveau-2) permettent d’évaluer dans le temps la stabilité des associations entre les déterminants et les blessures professionnelles, ainsi que l’effet de médiation de la détresse psychologique sur ces associations. Résultats. Selon les données de l’ESCC 2010, la prévalence moyenne nationale des accidents du travail se situe à près de 3 % des travailleurs, alors que celle des troubles liés aux mouvements répétitifs atteint près de 5 %. La profession regroupant les charpentiers et les ébénistes est identifiée comme étant particulièrement à risque, tant pour les accidents du travail que pour les troubles liés aux mouvements répétitifs. En ce qui concerne les secteurs industriels, ceux associés aux entrepreneurs spécialisés, à l’élevage animal, ainsi qu’à la construction de bâtiments présentent également des risques élevés pour la main-d’œuvre. De plus, les analyses multiniveaux montrent que 5 à 12 % de la variance expliquée des blessures professionnelles est directement attribuable soit à la profession, soit au secteur industriel (objectif de recherche 1). En examinant les déterminants, un niveau élevé de demandes physiques ainsi que de stress au travail auto-perçu représentent des facteurs de risque communs aux deux types de blessures professionnelles (objectif de recherche 2). L’examen de l’ENSP 1994-2010 rend compte des dynamiques causales ainsi que d’une plus vaste étendue de déterminants (objectif de recherche 2). Pour les accidents du travail, après ajustement des autres déterminants (c.-à-d. facteurs hors travail, facteurs individuels), l’utilisation des compétences, les demandes physiques ainsi que le nombre d’heures travaillées par semaine représentent des facteurs de risque dans le temps, alors que la présence d’une autorité décisionnelle pour le travailleur constitue un facteur de protection. Sur le plan des troubles liés aux mouvements répétitifs, les demandes physiques ainsi que le nombre d’heures travaillées constituent également des facteurs de risque, alors que l’utilisation des compétences se révèle plutôt comme un facteur de protection. Enfin, tant pour les accidents du travail que pour les troubles liés aux mouvements répétitifs, la détresse psychologique ne s’est pas avérée significativement associée à aucun de ces types de blessures professionnelles à un seuil de signification de p<0,05. L’analyse des données épidémiologiques de la main-d’œuvre canadienne dérivées de l’ESCC (2010) ainsi que de l’ENSP (1994-2010) permet d’établir de manière probante, à partir de bases de données multiples, la nature des déterminants des blessures professionnelles. La profession et le secteur industriel d’activités au sein desquels évoluent les travailleurs ainsi que certains facteurs du travail, sont des déterminants structurants à prendre en compte dans l’évaluation des risques communs associés tant aux accidents du travail qu’aux troubles liés aux mouvements répétitifs.