Résumé Au Québec, la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles (LATMP) établit que tout travailleur ayant subi une lésion professionnelle qui porte atteinte à son intégrité physique ou psychique a droit à la réadaptation que requiert son état en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle. La LATMP prévoit aussi un droit de retour au travail lorsque le travailleur redevient capable d’exercer son métier. Les organisations et les travailleurs sont donc directement concernés par la mise en place de solutions de retour au travail (RaT) adéquates, durables et efficaces. Alors que la littérature récente nous renseigne abondamment sur les principes d’intervention basés sur les données probantes permettant un RaT sain et durable (pratiques exemplaires), les pratiques des milieux de travail à cet égard auprès des travailleurs ayant subi un trouble musculosquelettique (TMS) ont été, à ce jour, peu étudiées. Globalement, la présente étude vise à évaluer les écarts éventuels entre les pratiques exemplaires de RaT, basées sur des données probantes, et les pratiques actuelles des milieux de travail pour, par la suite, proposer des pistes d’amélioration. Plus précisément, les objectifs spécifiques suivants ont été définis : 1) Identifier les pratiques exemplaires de RaT durable et de prévention de l’incapacité prolongée des travailleurs ayant subi un TMS; 2) Décrire les pratiques actuelles de RaT dans quelques organisations québécoises et déterminer les éléments contextuels facilitant leur mise en place; 3) Explorer les écarts entre les pratiques exemplaires recommandées en recherche et les pratiques actuelles des milieux de travail pour ensuite envisager des façons d’améliorer le transfert entre la théorie et la pratique. Pour réaliser l’objectif 1, une revue de la littérature intégrative a été complétée. Il s’agit d’une méthode de revue spécifique qui synthétise la littérature théorique et empirique dans le but d’une compréhension exhaustive d’un phénomène. Une recherche systématique des revues de la littérature, rapports scientifiques et guides de pratiques élaborés pour les milieux de travail portant sur les interventions de retour au travail a permis de décrire ce qui est actuellement connu et recommandé en recherche sur les pratiques exemplaires de ce type, et de dégager, à partir d’une grille d’analyse contenant des catégories établies a priori, les principaux éléments stratégiques applicables au contexte québécois. Pour atteindre l’objectif 2, un devis qualitatif de type étude de cas multiples à divers niveaux d’analyses imbriquées a été utilisé afin de recenser, à partir des sources de données complémentaires, les politiques, les procédures et les pratiques de quatre organisations en provenance de deux secteurs d’activité. Le cas, qui sera appelé dans ce rapport cas-organisation, est l’ensemble de procédures (formelles, informelles) et des pratiques de RaT, et de leurs conditions d’application dans un milieu de travail. Trois unités d’analyse ont été considérées pour étudier chaque cas-organisation. La première consistait à rassembler l’ensemble de documents écrits en provenance de l’organisation. Une analyse de contenu a été réalisée sur ceux-ci afin d’établir les procédures formelles de RaT. La deuxième unité d’analyse s’intéressait aux perspectives des acteurs clés engagés de façon générale dans le processus de RaT. Des analyses de contenu réalisées à partir de ces entretiens ont permis de préciser les procédures informelles, les pratiques actuelles et les conditions favorables et défavorables au processus de RaT en général et de décrire le décalage entre ce qui est prescrit par l’organisation à travers des procédures formelles et informelles et ce qui est réalisé dans la pratique. Enfin, la troisième unité d’analyse consistait en un ensemble de situations de RaT, décrites à partir des entretiens avec des travailleurs et avec des acteurs du retour au travail. Les actions réalisées lors de chaque situation de RaT étaient décrites et synthétisées, et ensuite comparées avec des éléments prescrits contenus dans les procédures formelles ou informelles de l’organisation. Des analyses intracas-organisation ont permis de décrire les procédures, les pratiques et les conditions dans chaque cas-organisation. Des analyses intercas-organisation ont été réalisées afin de décrire les convergences et les divergences entre les procédures, les pratiques et leurs conditions d’application en fonction de différents contextes organisationnels. Au total, pour l’ensemble des cas, 45 entretiens ont été menés avec 32 acteurs clés (travailleurs, conseillers, superviseurs, préventeurs, représentants syndicaux, etc.). Les pratiques et les conditions pour les situations concrètes de RaT ont été décrites à partir des entretiens semi-directifs menés auprès de 14 travailleurs et de 21 acteurs clés du RaT de ces travailleurs. Pour remplir l’objectif 3, les principaux éléments de pratiques exemplaires, extraits à partir de données probantes issues de la littérature (objectif 1), ont été comparés aux éléments de pratiques actuelles dans les organisations (objectif 2) afin de qualitativement décrire des écarts entre ce qui est recommandé et ce qui est réellement réalisé. Les résultats de la revue de la littérature ont montré que plusieurs publications s’accordent sur le fait que l’intervention en milieu de travail est efficace. Bien que de nombreuses interventions de ce type aient été proposées et évaluées par les auteurs, peu de travaux établissent un lien d’efficacité entre une stratégie spécifique d’intervention en milieu de travail et le RaT. Des caractéristiques générales de politiques et de procédures d’organisation et des éléments stratégiques d’intervention en milieu de travail (activités, stratégies, ressources) ont été extraits de la littérature pour des fins de comparaison entre les pratiques exemplaires recommandées en recherche et les pratiques actuelles des organisations participantes. L’étude de cas multiples a permis tout d’abord de décrire les pratiques actuelles pour chaque cas-organisation dans son contexte particulier. Plusieurs constats majeurs semblent se dégager de cette description. Tout d’abord, les activités inscrites dans le cadre des politiques et des procédures organisationnelles sont cohérentes avec les dispositions légales spécifiées dans le cadre de la LATMP (droit de RaT, assignation temporaire, réadaptation, etc.). Toutefois, en ce qui concerne d’autres activités essentielles, qui ne sont pas inscrites dans la loi, elles sont connues, en théorie, de la plupart des acteurs, mais elles sont rarement appliquées dans la réalité. Ensuite, on constate un décalage entre ce qui est inscrit ou reconnu comme procédures de l’organisation et ce qui est effectivement réalisé dans la pratique dans les milieux de travail. Un dernier constat porte sur la diversité de ces pratiques. Par exemple, des actions spécifiques (ex. : assigner le travailleur à des travaux légers, faire en sorte que l’assignation temporaire offre un travail valorisant, reprendre progressivement les exigences des tâches de travail) réalisées par un ou plusieurs acteurs (superviseur, conseiller, travailleur, etc.), des attitudes favorisant la communication et la collaboration entre tous les acteurs, internes et externes, engagés dans le processus de RaT du travailleur, ainsi que l’action concertée entre le superviseur et le travailleur en ce qui concerne les modifications du travail constituent tous des éléments de procédures appliqués différemment, en fonction des différentes conditions présentes dans l’organisation. Le peu de formalisation des politiques et des procédures organisationnelles pourrait expliquer cette diversité. En effet, les procédures formelles (ex. : enquête d’accident, assignation temporaire) sont appliquées de manière différente, et ce, même si les acteurs semblent les connaître. Le peu de formalisation d’autres éléments de procédure (contacter précocement le travailleur après l’accident, choisir, planifier, implanter et suivre la solution de retour au travail, etc.) laisse place à une diversité des pratiques pour une même catégorie d’acteurs (superviseur, conseiller, syndicat), et pour un même contexte organisationnel. Enfin, l’étude de cas multiples a permis de mettre en évidence plusieurs convergences et divergences entre les pratiques des organisations participantes. Les convergences se situent dans le domaine de la réalisation des dispositions de lois en matière de prévention (LSST) et de droit de retour au travail (LATMP) et sont spécifiques au contexte du Québec. Ainsi, la mise en place de l’assignation temporaire et de l’adaptation des postes de travail, avant même la consolidation médicale de la blessure, sont rigoureusement appliquées dans toutes les organisations. Ces dispositions découlent d’obligations légales et reflètent les politiques de prévention de la chronicité de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Quant aux divergences, elles sont associées à des éléments du contexte organisationnel. Par exemple, une culture de prévention qui favorise la concertation entre le superviseur et le travailleur permet, selon les acteurs interrogés, non seulement de prévenir d’autres accidents du même type, mais aussi d’accommoder le travailleur dans sa progression vers un rétablissement durable; elle permet aussi aux différents acteurs de mieux se préparer aux situations de RaT. Aussi, l’expérience en matière de RaT des acteurs clés avec des travailleurs de RaT est différente d’une organisation à l’autre. Plus les superviseurs ont de travailleurs sous leur supervision, plus ils ont de chances de faire face à des situations de RaT. À l’antipode, ceux qui supervisent de petites équipes affrontent rarement de telles situations et, à moins d’être bien outillé (formation, procédures avec des rôles et des responsabilités clairement formalisés, etc.), ils sont peu préparés à faire face aux exigences de production tout en respectant les limitations des travailleurs. La comparaison des pratiques exemplaires issues de la littérature et des pratiques actuelles, décrites à partir de l’étude de cas multiples, a permis de mettre en évidence trois types d’écart. Ils concernent les différentes modalités de réalisation des activités essentielles d’un RaT durable, les structures et les ressources mises à la disposition des acteurs clés au regard des actions associées à ces activités essentielles et de l’absence de formalisation des politiques et des procédures de ces organisations. Certains messages clés peuvent être considérés par les organisations à partir de la mise en évidence de ces écarts pour ensuite envisager des façons d’améliorer le transfert entre la théorie et la pratique. Premièrement, la formalisation de politiques et de procédures de RaT de l’organisation, accompagnée de l’information/formation des acteurs sur les différentes actions à poser, permettrait la clarification de leurs rôles et responsabilités, ainsi que la prise de décision concertée sur des ajustements et modifications au travail et l’amélioration du processus. Ensuite, des ressources et des structures favorisant l’implication du superviseur et du travailleur dans le choix, l’implantation et le suivi de la solution de RaT permettraient de prendre en compte l’adéquation entre les exigences de production et les capacités de rétablissement du travailleur et d’établir un espace de discussion favorable aux ajustements et aux aménagements. La solution de retour au travail devrait être envisagée le plus tôt possible après l’accident, et cela tout en considérant des tâches valorisantes et signifiantes pour le travailleur, et en respectant la progression de ses capacités. Enfin, la coordination par des acteurs en provenance de l’organisation et la réalisation des activités essentielles, telles la communication et la collaboration entre tous les acteurs, internes et externes, devraient favoriser la construction d’une solution de RaT, adéquate et équitable pour le travailleur et aussi pour les autres travailleurs de l’entreprise. Afin de combler les écarts entre les connaissances théoriques et empiriques, et la pratique courante, quatre pistes d’actions sont à envisager par les organisations : 1) élaborer des procédures formelles et claires et qui précisent les actions associées aux activités essentielles dans le processus de RaT et en fonction des acteurs et des différentes phases du processus de RaT; 2) promouvoir des structures basées sur la communication et la collaboration de tous les acteurs concernés; 3) sensibiliser les gestionnaires et les travailleurs sur l’importance d’un RaT précoce en milieu de travail 4) former les acteurs clés sur les activités essentielles à entreprendre pour faciliter le RaT des travailleurs indemnisés pour des troubles musculosquelettiques. Les retombées de ces résultats sont multiples. D’un point de vue scientifique, la synthèse de pratiques exemplaires met en évidence des éléments stratégiques (les principales étapes du processus de RaT, les actions/ par phase/étape et par acteur-clé) applicables à différents niveaux d’action (caractéristiques, principes d’action, stratégies essentielles à la réussite du RaT) dans le contexte québécois. D’autre part, l’étude de cas multiples a permis de documenter comment le processus de RaT est compris et appliqué actuellement dans les organisations. La comparaison des résultats issus de l’étude de cas multiples avec ceux issus de la littérature a permis de mettre en évidence plusieurs écarts et de mieux comprendre les éléments contextuels à l’origine de ces variations dans les organisations du Québec. À la connaissance des auteurs, cette étude est une des rares à avoir comparé ce qui est recommandé en recherche avec ce qui est appliqué en pratique dans les organisations, et cela à partir des situations concrètes de RaT. Basée sur l’état actuel des connaissances, cette étude apporte des éléments de réponse à la prise en charge des travailleurs en situation de RaT après un TMS, compte tenu des spécificités de la législation au Québec. D’un point de vue pratique, les résultats de cette étude contribuent à clarifier, pour les milieux de travail participants, les points forts et les points à améliorer en matière de procédures et de pratiques en ce qui concerne leur impact sur le RaT. Cette étude pourrait servir de base à une prochaine étude visant le développement/la révision de la procédure de RaT.