Résumé Les travailleurs et les autres acteurs qui prennent des décisions en matière d’interventions de retour au travail ont souvent des intérêts et des buts différents. Le processus de prise de décision partagée (PDP) est une approche centrée sur la personne qui permet d’agir sur les écarts entre les travailleurs et les autres acteurs par rapport au but et au plan d’action à mettre de l’avant. À notre connaissance, un programme de PDP n'avait jamais été spécifiquement contextualisé en réadaptation au travail. Ultimement, cette étude vise l’atteinte d’un but commun entre l’intervenant en santé et le travailleur dans le cadre de programmes de réadaptation au travail, tout en tenant compte des contraintes et intérêts des employeurs, du syndicat et de l’assureur. Pour ce faire, les objectifs suivants sont définis: Documenter l’acceptabilité et la faisabilité d’un programme de prise de décision partagée applicable aux programmes de réadaptation existants, auprès de quatre groupes d’acteurs clés en réadaptation (travailleurs, employeurs, syndicats et assureurs). Évaluer l’effort d’implantation du programme de prise de décision partagée auprès de quatre groupes d’acteurs clés en réadaptation. Explorer, auprès des quatre groupes d’acteurs clés en réadaptation, l’impact du contexte d’implantation sur la satisfaction et le retour au travail. Cette étude s’inscrit dans le domaine de la recherche évaluative. Pour l’objectif 1, un devis séquentiel mixte combinant des données quantitatives et qualitatives a été retenu. Une adaptation de la technique de recherche de l'information par l'animation d'un groupe d'experts (TRIAGE) a été utilisée. Elle comporte deux phases: 1) des consultations individuelles à l'aide d'un questionnaire autoadministré pour établir le niveau d’accord portant sur l’acceptabilité et la faisabilité des éléments composants le programme (c.-à-d. objectifs du programme, indicateurs, ressources ou activités); 2) une série de discussions de groupes avec chaque partie prenante. Une analyse descriptive des scores d’accord et une analyse de contenu des groupes ont été effectuées. Un échantillon de 10 participants par groupe (employeurs, syndicats, travailleurs et assureurs) était visé pour un total de 40 participants. Les assureurs devaient avoir deux ans d’expérience en réadaptation au travail. Les employeurs et syndicats devaient avoir participé depuis les deux dernières années au processus de réadaptation au travail d’au moins un travailleur ayant vécu une absence du travail de plus de trois mois pour une douleur persistante causée par un trouble musculosquelettique (TMS). Les travailleurs devaient avoir suivi (avec succès ou non) au cours des deux dernières années, un programme de réadaptation au travail pour une douleur persistante à la suite d’un TMS ayant causé une absence du travail de plus de trois mois. Pour les objectifs 2 et 3, une étude de cas multiples a été retenue. Le cas se définit comme la dyade ergothérapeute et travailleur ayant un TMS persistant causant une incapacité au travail. Le contexte se situe dans des centres de réadaptation avec lesquels différents acteurs (assureurs, employeurs et syndicats) sont appelés à collaborer. Pour chaque cas, différentes sources d’information ont été identifiées : auprès du travailleur et de l’ergothérapeute formant la dyade ainsi que des acteurs intervenant auprès du travailleur de la dyade, c’est-à-dire, l’employeur, le représentant du syndicat et le conseiller en réadaptation. Pour les sources d’information, différentes méthodes (questionnaires, entrevue, observation) ont été utilisées pour mesurer le niveau d’atteinte de chaque objectif du programme de PDP (un objectif longitudinal, 11 objectifs spécifiques), à partir d’indicateurs déterminés antérieurement au sein du programme de PDP. Préalablement à l’implantation du programme, les ergothérapeutes ont suivi une formation portant sur le programme de PDP. D’abord, des analyses intracas ont été effectuées. Une matrice d’analyse a été élaborée contenant les objectifs, les indicateurs, leurs mesures et la façon d’interpréter le score pour établir un niveau d’implantation : implantation complète (score de 1), presque complète (score de 0,75), partielle (score de 0,50), minimale (0,25) ou aucune implantation (score de 0). Ensuite, des analyses intercas ont été réalisées pour déterminer des patrons entre les cas, plus précisément des arrangements d’actions ou de résultats qui se regroupent et sont visibles à l’état brut. Pour l’objectif 1 de l’étude, un total de 39 acteurs clés ont rempli le questionnaire lors de la phase de consultation individuelle et 38 ont assisté aux groupes de discussion. Les consultations individuelles ont permis de générer 37 propositions de modification portant sur les objectifs du programme de PDP, 17 propositions sur les activités et 39 commentaires sur la faisabilité de l’implantation du modèle PDP dans un contexte de réadaptation au travail. Les résultats des groupes de discussion soulignent que le programme de PDP en réadaptation au travail a été bien accepté par les acteurs. Ce sont surtout des nuances dans l’opérationnalisation du programme qui ont été suggérées afin de favoriser la faisabilité de son implantation. Une ressource matérielle (un canevas d’entrevue) a été ajoutée à l’objectif 2 du programme de PDP, afin de respecter les balises liées au contrat d’assurance et les contraintes de l’employeur. Trois indicateurs ont été ajoutés à l’objectif longitudinal du programme de PDP. Pour les objectifs 2 et 3 de l’étude, 39 cas ont été analysés et permettent d’établir que pour 25 scores d’implantation (45 %) sur 56, un niveau d’implantation de plus de 75 % est observé. À l’inverse, six scores (11 %) ont eu un taux d’implantation inférieur à 25 %. Les indicateurs les moins bien implantés se retrouvent d’abord à l’objectif 1 du programme de PDP concernant l’établissement de l’alliance de travail entre le travailleur et l’ergothérapeute, mais particulièrement liés au indicateurs mesurés par une grille d’observation de l’entrevue. Ils évaluent si l’ergothérapeute permet au travailleur de poser des questions, de donner son opinion ou s’il vérifie que le travailleur a une compréhension juste de l’information reçue. L’objectif longitudinal du programme de PDP, soit le maintien de l’alliance auprès des autres acteurs, est aussi moins bien implanté. Sur quatre indicateurs, trois font ressortir qu’il y a rarement communauté de pensée des acteurs sur la décision de l’option, l’objectif et le plan d’action. Les analyses intercas ont permis de générer trois principaux cas types. Le cas type 1 (n = 2) est nommé retour au travail avec progression positive et action concertée où la compréhension, l’objectif, l’option et le plan d’action font consensus entre tous les acteurs. Le cas type 2 (n = 14) fait état d’un retour au travail avec divers écarts mineurs ou quelques modérés liés à la compréhension, la mise en oeuvre de l’option ou du plan d’action choisi. Par contre, ces obstacles peuvent être résolus. Le cas type 3, pas de retour au travail, comprend des obstacles importants pour lesquels des solutions ne peuvent être implantées et révèle deux sous-types avec regret (n=3) et sans regret décisionnel (n=11) en lien avec des modifications importantes portant sur l’option initialement choisie ou sur la mise en oeuvre du plan d’action. L’ensemble des résultats qui émanent des deuxième et troisième objectifs de l’étude supporte une approche mixte, quantitative et qualitative pour le développement de l’intervention. Le programme de PDP en contexte de réadaptation offre aux cliniciens une façon systématique d’aider le travailleur à prendre une décision concernant son retour au travail. Les résultats de cette étude soutiennent un des fondements de l’approche de PDP, à savoir que lorsqu’un travailleur bénéficie d’une réelle prise de décision partagée, même si l’issue de l’intervention n’est pas favorable, il n’y a pas de regret par rapport à la décision prise.